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De la V1 à la V2 de la Cité des dames de Christine de Pizan : étude de quelques révisions linguistiques.

Valentini, Andrea
In: Zeitschrift für Romanische Philologie, Jg. 138 (2022-12-01), Heft 4, S. 1214-1238
Online academicJournal

De la V1 à la V2 de la Cité des dames de Christine de Pizan : étude de quelques révisions linguistiques 

This paper analyses two processes at work in Christine de Pizan's reworking of the first version (V1) of her Book of the City of Ladies to produce a second version (V2). These two processes consist in the elimination of repetitions and the addition of synonyms to create binomials. They show that the author paid great attention to the language of her text when reworking it. They also appear to be typical of the search for a higher style. The fact that Christine de Pizan uses a high style to refer to women is all the more interesting: according to the principle of matching style to content, a high style contributes to the importance of women and thus, ultimately, to the author's feminist struggle.

Keywords: Christine de Pizan; Book of the City of Ladies; linguistic revisions; stylistic revisions; synonym binomials; linguistic feminism; Livre de la cité des dames; révisions linguistiques; révisions stylistiques; binômes de synonymes; féminisme linguistique

1 Présentation des versions de la Cité des dames et délimitation du corpus

Christine de Pizan a rédigé une première version (V1) de son Livre de la cité des dames entre 1405 et 1406. Peu après en avoir fait copier quelques manuscrits de présentation, elle en a remanié le texte (V2) en vue de la préparation de manuscrits plus ambitieux, ornés d'une, puis de trois miniatures : ce remaniement a dû être réalisé entre 1406 et 1407.

La Cité des dames est conservée dans vingt-huit manuscrits, complets ou plus ou moins fragmentaires ; de l'un d'entre eux on ne possède aujourd'hui qu'un feuillet, d'un autre on a perdu les traces après sa mise en vente en 1946. Outre ces témoins, il faut mentionner le seul manuscrit qui conserve une traduction anonyme en flamand datée de 1475, et un imprimé de 1521 qui renferme une traduction anglaise signée Brian Anslay.

De ces trente témoins, sept sont des manuscrits originaux, des copies de présentation préparées sous le contrôle de l'auteure pour être offertes à des mécènes, bien que ces derniers ne soient pas toujours connus. Deux de ces manuscrits conservent la V1 (A et P1, le premier précédant peut-être très légèrement le deuxième), cinq autres la V2 (dans l'ordre chronologique de production le plus probable P2, B, D, R et P3) ; d'après ses caractéristiques formelles, il est pratiquement sûr que le fragment d'un feuillet appartenait aussi à un manuscrit original qui devait contenir la V2.

Les autres manuscrits ont été produits indépendamment du contrôle de Christine de Pizan, sans doute après sa mort ; ils seront appelés manuscrits tardifs. Deux d'entre eux témoignent de la V1, mais un seul (Lo) fait état de variantes qui peuvent avec toute vraisemblance être attribuées à l'auteure et qui ne sont pas attestées dans des manuscrits originaux conservés ; ce manuscrit a donc dû être copié d'après un manuscrit original perdu, probablement de peu postérieur aux deux témoins de la V1 arrivés jusqu'à nous. Des 14 manuscrits tardifs de la V2, en revanche, aucun ne fait état de variantes qui peuvent avec un certain degré de certitude être attribuées à Christine de Pizan et ils ne seront donc pas mis à contribution dans cette étude.

La présentation ne serait pas complète si elle ne faisait pas mention d'un remaniement, essentiellement linguistique, conduit par un copiste entreprenant sur un témoin perdu de la V1 vraisemblablement postérieur aussi à l'antigraphe de Lo : ce remaniement (V1') est conservé dans trois manuscrits tardifs ; c'est aussi peut-être la rédaction dont témoigne le manuscrit actuellement non consultable. La V1' est contenue également dans huit des 14 témoins non originaux de la V2, croisée avec celle-ci. Cette dernière rédaction 'contaminée' V1'V2 (Vx) a été utilisée aussi par le traducteur flamand. La traduction anglaise, en revanche, a été conduite sur un témoin de la V1, très probablement Lo, qui se trouve en Angleterre depuis au moins 1445.

Les questions philologiques très rapidement résumées dans les lignes qui précèdent ont été étudiées dans d'autres contributions. La présente étude, quant à elle, essaiera de mettre au jour certains des procédés linguistiques adoptés par Christine de Pizan lors de la révision de son texte. Certes, la V1 et la V2 de la Cité des dames se distinguent par des différences structurelles : l'ajout de quelques exempla de femmes célèbres, voire d'un chapitre entier, et le changement de place de certains chapitres. Cela avait été remarqué il y a déjà plusieurs années, bien que les procédés exacts d'amplification n'aient été précisés que récemment. Mais les deux versions se distinguent aussi par des différences formelles d'ampleur. Cela n'avait jamais été observé auparavant ; par conséquent, on ne s'est jamais interrogé sur les raisons de ces changements. Or il est possible d'affirmer que ces révisions linguistiques répondent à des exigences que l'on pourrait qualifier de stylistiques : en effet, Christine de Pizan a assurément voulu rendre la langue de son texte plus majestueuse, ce qui ne fait que renforcer, aussi formellement, sa défense des femmes, et donc en fin de compte son combat féministe.

La présente contribution se concentrera sur deux des procédés les plus révélateurs de cette révision stylistique, deux procédés qui sont aussi parmi les plus exploités tout au long de la révision : la recherche de la variatio, à travers notamment l'élimination des répétitions de lexèmes, remplacés le plus souvent par des parasynonymes ou des syntagmes équivalents ; la poursuite de l'amplificatio, par le biais de l'ajout de nombreux (para)synonymes pour former des binômes et quelques trinômes.

Pour cette étude, ont été utilisés des passages choisis de la Cités des dames, ce qui a permis, dans certains cas, des relevés exhaustifs. Ces passages ont été vérifiés sur A, P1 et Lo pour la V1, et sur P2, B, D, R et P3 pour la V2. Il s'agit des chapitres suivants : 1.1–1.4 ; V1 1.25 = V2 1.21 ;V1 1.21–1.24 = V2 1.22–1.25 ; 2.12 ; 2.29 ; V1 2.53 = V2 2.53–2.54 ; V1 2.62 = V2 2.61 ; V1 2.60–2.63 = V2 2.62–2.64 ; 3.14–3.15 ; 3.19. Ces chapitres coïncident avec les passages choisis pour l'étude philologique qui a permis de dégager de manière claire l'existence de deux versions, enrichis de quelques autres qui étoffent l'exemplification.

Sauf indication contraire, ce sont les manuscrits qui ont le plus de chances d'être les plus anciens qui ont été choisis comme bases pour l'édition des passages choisis, bien que la progression entre un manuscrit et l'autre ne soit pas toujours linéaire : ainsi, la V1 sera-t-elle citée d'après A et la V2 d'après P2. Les variantes des autres manuscrits seront mentionnées quand cela semblera nécessaire à l'argumentation.

Avant de passer à l'analyse du corpus, il faudra préciser que l'étude philologique des manuscrits originaux a démontré que Christine de Pizan apportait des modifications à ses textes toutes les fois qu'elle en faisait produire de nouvelles copies, sans doute comme d'autres auteurs médiévaux, bien qu'on puisse le prouver uniquement pour un petit nombre d'entre eux. Certaines de ces modifications étaient reportées sur des copies postérieures, d'autres restaient isolées : il est probable que Pizan ait quelquefois apporté des changements de manière impromptue sur tel ou tel manuscrit, mais ne les ait pas enregistrés dans le modèle qu'elle devait garder pour elle-même ; par la suite, elle pouvait faire copier d'autres manuscrits d'après ce modèle non corrigé. D'autre part, elle pouvait sans doute écarter certains changements après réflexion.

Dans les cas où les modifications sont nombreuses et considérables, aussi bien d'un point de vue linguistique que structurel, on peut considérer que l'on est en présence de différentes versions : ainsi la V1 et la V2 constituent-elles deux versions d'auteure. Quand les modifications restent confinées dans un manuscrit ou dans un groupe de manuscrits, mais elles ne changent pas l'aspect général de l'œuvre ni sa structure, on parle plutôt de variantes : certaines leçons divergentes qui apparaissent dans un ou plusieurs manuscrits de la même version et qui, selon toute vraisemblance, ne peuvent pas être attribuées à des copistes seront ainsi à considérer comme des variantes d'auteure. La présente étude se concentrera essentiellement sur les deux versions d'auteure, mais elle ne négligera pas certaines variantes d'auteure.

2 L'élimination des répétitions

L'un des traits caractéristiques du remaniement qui a conduit de la V1 à la V2 est la tentative d'éviter la répétition de mots identiques à peu de distance, la variation étant au cœur de l'écrit médiéval. Que l'on regarde à l'extrait suivant (les mots intéressés par le remplacement ou qui l'expliquent sont en italique) :

(1)

V1 Les autres qui regardoient ceste chose disoient que il convenoit que le bois y fust de pieça, car il ne pouoit estre autrement, mais que ilz avoient esté sy bestes que apperceu ne l'avoient ; et que il fust voir que bois fust, les campanes des chevaulx et bestes qui paissoient les en pouoient faire certains. Et ainsy comme ceulx devisoient, qui jamais ne pensassent la tricherie, soudainement ceulx de l'ost de la royne getterent jus leurs branches, et adont ce qui sembloit à leurs ennemis estre bois apparut chevaliers armez (chap. 1.22, A f. 31rob–31voa).

V2 Les autres qui regardoyent ceste chose dysoyent que il couvenoit que le boys y fust de pieça, car il ne pouoit estre autrement, mais que ilz avoyent esté sy nices que apperceu ne l'avoyent ; et que il fust voir que bois estoit, les campanes des chevaulx et bestes qui paissoyent les en pouoyent faire certains. Et adonc, sicomme ceulx devisoyent, qui jamais ne penssassent la tricherie, soubdainement ceulx de l'ost de la royne gitterent jus leurs branches, et lors ce qui sembloit à leurs annemis estre bois leur apparut chevalliers armez (chap. 1.23, P2 f. 34roa).

L'adjectif bestes de la V1 semble avoir été changé en nices dans la V2 pour éviter la répétition de ce même mot utilisé tout de suite après comme substantif au sens propre, d'où l'adjectif au sens figuré d'ailleurs dérive. Beste, en tant qu'adjectif qui signifie 'stupide', semble avoir été moins répandu que nice en moyen français : le DMF (2020) en fournit neuf attestations (sens II), contre 36 pour nice au sens de 'sot, niais, idiot' (sens A). Le remplacement aurait ainsi introduit un adjectif peut-être un peu plus banal, mais la volonté d'éviter une répétition lexicale semble avoir été plus importante dans le choix des mots. Le lexème beste était d'ailleurs déjà employé comme adjectif en ancien français, bien que, d'après les exemples relevés dans les dictionnaires, il puisse souvent être interprété comme un emploi métaphorique du nom, ainsi dans ce passage du Tristan de Béroul : « il fist que beste / Qar puis en prist li rois la teste » ('il se comporta comme un animal / il fut aussi idiot qu'un animal > il se comporta comme un idiot' ; cité d'après [33] 1925–2002, vol. 1, 948).

Le subjonctif imparfait fust semble avoir été remplacé par l'indicatif correspondant estoit pour éviter l'emploi de la même forme verbale à quelques mots de distance (les complétives après des locutions verbales annonçant une constatation admettant les deux modes : cf. [22] 1997, 431). Quant au changement de ainsy comme en adonc sicomme, il est peut-être dû à la volonté d'éviter une répétition phonétique, voire graphique certains/ainsy ; des études récentes ont montré qu'au Moyen Âge on pouvait être sensible aussi à la variatio graphique (Llamas Pombo 2017). Quoi qu'il en soit, ce remplacement a provoqué la substitution de adont par lors peu après, précisément, encore une fois, pour éviter une répétition.

Le passage suivant est encore plus intéressant parce qu'il rend compte non seulement des modifications apportées d'une version à l'autre, mais aussi de la présence de variantes d'auteure dans la même version. Il faut distinguer d'une part A des autres témoins de la V1, d'autre part P2 des autres témoins de la V2.

(2)

A Sa fille nourrissoit du lait des bestes sauvages tant que elle fu enforciee et auques parcreue et grande, et des bestes qu'il occioit vestoit lui et sa pucelle, n'avoient autre lit ne autre couverture. Quant elle fu auques grande, elle se prist à guerroier fort les bestes sauvages et à les occire à fondes et à pierres (chap. 1.23, f. 31vob).

Al. V1 Sa fille nourrissoit du lait des bestes sauvaiges tant que elle fu enforcie et aucques grande, et des bestes qu'il occioit vestoit luy et la pucelle, n'avoye[n]t autre lit ne autre couverture. Quant elle fu aucques gra[n]de, elle se prist à guerroyer fort les bestes sauvaiges et à les occire à fondes et à pierres (chap. 1.23, P1 f. 40vob–41roa).

P2 Sa fille nourrissoit du lait des bestes sauvaiges et tant qu'elle fu enforcie et aucques grande, et des bestes que il occioit luy et la pucelle \des piaulx se vestoient/, n'avoient autre lit ne autre couverture. Quant elle fu parcreue, elle se prist fort à guerroyer les bestes et à les occire à fondes et à pierres (chap. 1.24, f. 34voa).

Al. V2 Sa fille nourrissoit du lait des biches sauvaiges, et tant qu'elle fu enforciee et aucques grande, et des bestes qu'il occioit vestoit lui et sa fille [la pucelle DR P3], et [manqueDR P3] n'avoient autre lit ne autre couverture. Quant elle fu parcreue, elle se prist fort à guerroier les bestes et à les occire à fondes et à pierres (chap. 1.24, B f. 22rob).

Si l'on compare la V1 et la V2, on voit que bestes a vraisemblablement été changé en biches pour éviter la répétition du même substantif utilisé tout de suite après. Et c'est probablement parce que dans la nouvelle version l'adjectif sauvaiges définit les biches et non plus les bestes qu'il a été supprimé dans la deuxième occurrence. De la même manière, auques grande a sans doute été remplacé la deuxième fois par parcreue pour éviter une répétition.

Mais le manuscrit A, et lui seul parmi les témoins de la V1, présente une variante intéressante : lors de la première occurrence de auques grande, il écrit auques parcreue et grande ; la deuxième fois il a simplement auques grande, comme les autres témoins de sa version. Christine de Pizan aurait-elle décidé d'éliminer la répétition gênante de auques grande en relisant la copie qui a servi de base à A ? Dans ce manuscrit la leçon est régulièrement sur la ligne, signe qu'elle était vraisemblablement dans son antigraphe. L'auteure aurait essayé d'éliminer la redondance en introduisant un binôme synonymique, ce qui permettait une légère variation ; mais cette variante n'a pas dû être reportée sur les autres exemplaires de la V1. En revanche, Christine de Pizan a dû en garder mémoire, car dans la V2, de manière plus satisfaisante, elle utilise ce même mot, parcreue, pour remplacer la deuxième occurrence de auques grande. Il s'agit en somme d'un bel exemple de variante d'auteure à l'intérieur d'une même version, car on s'expliquerait mal l'apparition exactement du même mot dans la V2, s'il ne s'agissait que d'une innovation de copiste.

Quant à P2, il garde la première occurrence du mot bestes, comme les témoins de la V1, mais par ailleurs il suit la V2 (remplacement de auques grande par parcreue, élimination de la deuxième occurrence de sauvages). Est-ce une des traces de l'ancienneté de P2? C'est possible. Le remplacement de bestes par biches serait alors intervenu lors d'une deuxième correction du texte, et on serait ainsi en présence d'une autre variante d'auteure. Mais comment expliquer dans ce cas l'élimination de la deuxième occurrence de sauvages ? L'élimination s'explique mieux si l'on pense que, après la correction, l'adjectif sauvages a été réservé aux biches. Il est donc tout aussi possible que bestes de P2 à la place de biches soit dû à une inattention de copiste.

Comme on l'aura peut-être remarqué, la ou le copiste de P2 commet par ailleurs une erreur certaine : dans l'énoncé « des bestes qu'il occioit vestoit lui et la pucelle », qu'on lit dans les autres témoins de la V2, elle ou il omet le verbe vestoit, ce qui oblige le relecteur ou la relectrice, peut-être Christine de Pizan elle-même, à ajouter en marge « des piaulx se vestoient », avec un signe qui renvoie à l'endroit du texte où cet ajout devrait être inséré (« des bestes que il occioit luy et la pucelle \des piaulx se vestoient/ »). La syntaxe qui en résulte est un peu boiteuse, mais acceptable en moyen français. Cette variante restera confinée dans ce manuscrit. Quoi qu'il en soit des variantes de P2, dans ce passage on observe des changements qui semblent avoir été dictés par la volonté d'éliminer des répétitions de mots ou, si l'on préfère, d'introduire de la variatio dans le texte.

Voici d'autres exemples de ce procédé :

(3)

V1 Elle fist bien et bel ordonner tout l'ost, puis se mist devant bien montee, son filz entre ses bras, les barons aprés, et les batailles par bel ordre ensuivant des chevaliers les suivoient (chap. 1.22, A f. 31roa).

V2 Elle fist bien et bel ordener tout l'ost, puis se mist devant bien montee, son filz entre ses bras, les barons aprés, et les batailles des chevalliers ensuyvant aloyent aprés (chap. 1.23, P2 f. 33voa).

La séquence ensuivant... les suivoient a dû paraître redondante à l'auteure, qui a remplacé le verbe conjugué par aloient après. Pour ce qui est de l'élimination du syntagme par bel ordre, il a sans doute paru inutile à Christine de Pizan, son sémantisme étant déjà contenu dans batailles, qui ici signifie 'corps de troupe, bataillon' (DMF 2020 s.v. bataille, B.1.) ; mais surtout, elle supprime une autre répétition (bel ordonner / par bel ordre). En revanche, avec le remplacement de suivoient, l'auteure ajoute, sans doute par inadvertance, la répétition de aprés (les barons après / aloyent aprés).

La suppression de soy mesmes, dans le passage suivant, s'explique également par la volonté d'éviter la répétition du même syntagme à quelques lignes de distance :

(4)

V1 L'empereur Justinien dont cy devant ay parlé avoit un sien baron que il tenoit à compaignon et l'amoit comme soy meismes. Et avoit cellui à nom Belisere, qui moult vaillant chevalier estoit. Si l'avoit fait l'empereur maistre et gouverneur de sa chevalerie et le faisoit seoir à sa table et servir comme soy meismes (chap. 2.29, A f. 77roab).

V2 L'empereur Justinien dont cy devant ay parlé avoit un sien baron que il tenoit à compaignon et l'amoit comme soy meismes. Et avoit celluy à nom Belisere, qui moult vaillant chevallier estoit. Sy l'avoit fait l'empereur maistre et gouverneur de sa chevallerie et le faisoit seoir à sa table et servir comme luy proprement (chap. 2.29, P2 f. 75voa).

La modification ci-après ne semble pouvoir s'expliquer autrement que par la volonté d'éliminer l'adjectif delicatis, remplacé par curieux, delicative revenant tout de suite après ; de surcroît, l'adjectif est précédé du verbe à la racine en partie homophone delittoit :

(5)

V1 Claudine, qui fut noble dame de Romme, se delittoit [moult se d. P1Lo] en beaux vestemens et delicatis et en joliz atours. Et pour ce que en ce elle estoit aucunement plus delicative que les autres dames de Romme, aucuns presumerent mal contre elle (chap. 2.62 P1 Lo = 2.61 A f. 113rob).

V2 Claudine, qui fu noble dame de Romme, moult se delittoit en biaux vestemens et curieux et en jolis attours. Et pour ce que en ce elle estoit aucunement plus delicative que les autres dames de Romme, aucuns presumerent mal contre elle (chap. 2.63, P2 f. 109roa).

Soit cet autre passage :

(6)

V1 Et des pöetes dont tu parles, ne sces tu pas bien que ilz ont parlé en pluseurs choses en maniere de fable et se veulent aucune foiz entendre au contraire de ce que leurs dis demonstrent ? Et les puet on prendre par la rigle de gramaire qui se nomme 'antifrasis', qui s'entent, comme tu scez, sy comme qui [on P1Lo] diroit tel est mauvais, c'est à dire qu'il est bon, aussy par le contraire (chap. 1.2, A f. 3voa).

V2 Et des pouettes dont tu parles, ne scez tu pas bien que ilz ont parlé en plusieurs choses en maniere de fable et se veullent aucunes foiz entendre au contraire de ce que leurs diz demonstrent ? Et les puet on prendre par la rigle de gramaire qui se nomme 'antifrasis', qui s'entent, sicomme tu scez, sicomme on diroit tel est mauvais, c'est à dire qu'il est bon, aussi à l'opposite (chap. 1.2, P2 f. 5vob).

Bien que le mot contraire soit employé dans deux syntagmes différents (au contraire / par le contraire), le remplacement, à la lumière des exemples plus probants vus plus haut, devra probablement s'expliquer par la volonté d'employer des synonymes et de ne pas répéter les mêmes mots.

Voici encore quelques passages dans lesquels l'élimination d'un mot semble pouvoir s'expliquer par la volonté d'éviter des redondances :

(7)

V1...il n'en est demouré ou temps d'ores fors seulement le seul nom [des Amazones] (chap. 1.4, A f. 6roa).

V2...il n'en est demouré ou temps d'ore fors seullement le nom (chap. 1.4, P2 f. 8roab).

Seul, dans la V1, paraît inutile après l'adverbe seulement.

(8)

V1 Et pour ce qu'il en avint pour cause du ravissement que Paaris fist d'elle qui fut l'achoison par quoy Troye fu destruite... (chap. 2.60 P1 Lo = 2.62 A f. 114voa).

V2 Et pour ce que il en avint du ravissement que Paaris fist d'elle qui fu l'achoison parquoy Troye fu destruitte... (chap. 2.61, P2 f. 108rob).

La reformulation évite la répétition des deux synonymes cause et achoison. Le premier est employé dans le syntagme prépositionnel pour cause de, qui peut être remplacé par la préposition simple de.

(9)

V1 Dame, vraiement au propos devant dit, la perilleuse vie amoureuse, à ce que je voy, voirement fait moult à eschever aux femmes qui ont aucun savoir (chap. 2.61 P1 Lo = 2.60 A f. 112voa).

V2 Dame, vrayement au propos devant dit, la perilleuse vie amoureuse, ad ce que je voy, fait moult à eschever aux femmes qui ont aucun sçavoir (chap. 2.62, P2 f. 108voa).

Vraiement et voirement, dans la V1, sont redondants.

Le passage suivant atteste vraisemblablement d'une variante d'auteure :

(10)

V1 Et pour mieulx la contraindre par pitié de mere, on fist tourmenter l'un de ses filz. Mais pour la vertu de foy qui passoit nature de mere, elle le reconfortoit disant... (chap. 3.15, A f. 136voa).

Lo + V2 Et pour mieulx la contraindre par pitié de mere, on fist tourmenter l'un de ses filz. Mais par la vertu de foy qui passoit nature, elle le reconfortoit disant... (chap. 3.15, Lo f. 167voa).

La deuxième occurrence de de mere, dans la V1, paraît superflue. Mais le complément déterminatif manque déjà dans Lo qui, en outre, peu auparavant utilise la même préposition que la V2 dans le syntagme par la vertu, contre pour la vertu de A et de P1. Certes, cette dernière concordance est moins probante, mais l'absence du syntagme de mere semble plus significative. Cela semble donc être une autre de ces variantes d'auteure qui apparaissent dès certains témoins de la V1, mais à géométrie variable : on a vu au point (2) que c'est A qui anticipe la V2.

Peut-on aller jusqu'à attribuer à la volonté d'éliminer les répétitions de mots l'omission du pronom sujet qui, dans le passage suivant, dans la V1 suit à peu de distance son homographe complément ?

(11)

V1 Si me merveil trop comment tant de vaillans dames qui ont esté et de si sages et si lettrees et qui le bel stille ont eu de ditter et de faire beaux livres ont peu souffrir si longuement sanz contredire tant d'orreurs estre tesmoingniez contre elles par divers hommes, quant elles bien savoient que à grant tort estoit (chap. 2.53, A f. 102vob).

V2 Sy me merveil trop comment tant de vaillans dames qui ont esté et de si saiges et de si lettrees et qui le bel stille ont eu de dittier et faire biaux livres ont souffert sy longuement sans contredire tant de horreurs estre tesmoingnees contre elles par divers hommes, quant bien savoyent que à grant tort estoit (chap. 2.53, P2 f. 98voa).

Puisqu'il s'agit d'un fait grammatical, il est difficile de pouvoir l'affirmer. Par ailleurs, il est malaisé de proposer une explication valable pour le remplacement de ont peu souffrir par ont souffert : serait-ce pour éviter la répétition de deux syntagmes verbaux similaires, ont eu / ont peu ? La recherche de la variatio n'est que l'une des voies suivies par Christine de Pizan lors de son remaniement ; par ailleurs, au-delà de modifications conscientes dictées par des considérations de type stylistique, il est fort possible que certains changements aient été dictés par des impulsions immédiates pour ainsi dire inconscientes, dont l'étude relèverait de la psycholinguistique, approche qui n'a pas été tentée pour la présente étude.

3 Les binômes synonymiques

Une autre modification, et des plus récurrentes, que Christine de Pizan fait subir à son texte est l'ajout, dans la V2, d'un parasynonyme où la V1 ne présente qu'un mot, pour aboutir à des binômes synonymiques. Dans le corpus retenu pour la présente contribution, ils sont au nombre de onze.

Le premier passage qui sera examiné présente d'ailleurs une probable variante d'auteure :

(12)

A Et quant assez pres de leurs ennemis leur sembla estre, ilz se reposerent (chap. 1.22, f. 31rob)

Al. V1 Et quant assez pres de leurs annemis leur sembla estre, ilz s'arresterent (chap. 1.22, P1 f. 40roa)

V2 Et quant assez pres de leurs annemis leur sembla estre, ilz s'aresterent et se tindrent quoy (chap. 1.23, P2 f. 33vob).

À une première lecture, on pourrait avoir l'impression que s'arrêter et se tenir coi ne sont pas des synonymes, le sens le plus immédiat du premier verbe pronominal étant 's'immobiliser', celui du deuxième 'rester tranquille' ; se reposer de A seul aurait encore une autre signification, 'reprendre des forces'. S'agit-il d'une variante d'auteure ? Il se pourrait bien qu'elle en soit une, restée isolée dans A. Tous ces verbes ou locutions verbales pourraient en effet être des parasynonymes, le sémantisme commun étant celui de 'faire cesser un mouvement'.

Le premier sens de reposer, pronominal ou non, enregistré par le DMF (2020) est celui de 'être immobile' (s.v. reposer, A.1). Mais cette signification semble être attestée uniquement chez Nicole Oresme et Guillaume de Machaut, et elle aurait pu être déjà vieillie à l'époque de Christine de Pizan. Plutôt que d'une variante ajoutée dans A, il pourrait alors s'agir de la leçon originelle, remplacée dans l'antigraphe commun que P1 et Lo partagent par moments parce qu'elle était sentie comme trop vieillie pour la notion que l'auteure voulait exprimer. Si le sens immédiat de se tenir coi semble certes être celui de 'se tenir tranquille' (DMF 2020 s.v. coi, I.A.1), cette locution verbale ne serait-elle pas plutôt à interpréter ici comme 'rester immobile' ? Le DMF (2020) enregistre bien cette signification, mais pour la locution s'arrêter coi (I.B.1 et 2.b).

Les binômes de synonymes ont été magistralement étudiés par Claude Buridant, surtout en relation avec les traductions du latin, qui abondent en moyen français. Ce chercheur avait dégagé, parmi les rôles des binômes, celui d'éclairer, par une unité lexicale plus spécifique et plus propre à la langue cible, un noyau sémantique plus générique ([7] 1980, 7–10). Ce type d'explication pourrait s'appliquer à ce passage, bien qu'il ne s'agisse pas ici d'une traduction ; il faudra néanmoins y introduire un ajustement. Un verbe au sens plus précis, mais aussi plus couramment employé, s'aresterent, pourrait préciser l'interprétation à donner, dans le passage, à la locution verbale ajoutée, se tindrent quoy. Dans la taxinomie introduite par [13] (2001, 427), il s'agirait donc d'un binôme de type « présentatif » (les binômes dans lesquels le terme plus commun suit le terme à préciser étant, eux, de type « interprétatif »).

Ce binôme conjuguerait ainsi les deux rôles principaux que peuvent revêtir les binômes synonymiques dégagés par [7] (1980, 7), le rôle « documentaire » et le rôle « ornementaire ». Le premier rôle a été expliqué dans les lignes qui précèdent. Mais le binôme en question aurait aussi un rôle ornementaire en ce sens, que le verbe s'arrêter était employé, dans le texte, avant se tenir coi, et l'ajout de ce dernier paraît dicté simplement par un désir d'amplificatio rhétorique.

L'ajout d'un synonyme dans le passage suivant peut s'expliquer plus ou moins de la même manière :

(13)

V1...et les reconfortoit par moult grant hardement (chap. 1.25, A f. 33voa).

V2...et les reconfortoit et donnoit cuer par moult grant hardement (chap. 1.21, P2 f. 32voa).

La locution verbale donner cœur précise le sens de reconforter, qui, outre 'redonner du courage, de la force morale, de l'esprit' (DMF 2020, I.B.1), peut signifier aussi 'redonner de la force' ou encore 'apaiser' (respectivement I.A et I.B.2). Il s'agirait donc, dans ce cas, d'un binôme interprétatif, mais l'ajout ne semble pas nécessaire, car le sens de 'redonner du courage' pour reconforter est attesté dès l'ancien français ([33] 1925–2002, vol. 8, 450).

Une explication similaire peut sans doute être proposée aussi pour le passage suivant :

(14)

V1...là où Aristote redargue leurs oppinions et recite semblablement de Platon et de autres (chap. 1.2, A f. 3rob).

V2...là où Aristote redargue et reprent leurs oppinions et recite semblablement de Platon et d'autres (chap. 1.2, P2 f. 5voa).

Certes, le verbe redarguer semble plus savant que reprendre, et l'ajout d'un synonyme pourrait donc s'expliquer par l'exigence de gloser le sens de ce terme. En effet, dans sa typologie des binômes synonymiques, [7] (1980, 14) fait remarquer que, au sein de certains d'entre eux, un mot appartenant à la langue courante pouvait avoir la fonction d'expliquer un autre mot plus rare et savant, souvent emprunté récemment au latin. Mais, pour savant que le verbe redarguer puisse paraître aujourd'hui, on en rencontre d'assez nombreuses occurrences en moyen français, et il est attesté dès l'ancien français ([33] 1925–2002, vol. 8, 519). La fonction de ce binôme semble donc être essentiellement ornementaire.

D'ailleurs, contrairement aux deux binômes vus précédemment, le DMF (2020) fournit quatre autres exemples du binôme commenté en (14), attestés dans des années assez proches de la Cité des dames : deux chez Nicole Oresme, une dans le Songe du verger et une chez Nicolas de Baye, plus une occurrence de ces deux verbes utilisés dans un trinôme dans l'Épître de la prison de vie humaine de Christine de Pizan elle-même (« les redargua, reprist et blasma » ; s.v. rédarguer, B). Une attestation de « redargue et reprent » revient aussi plus tard, en 1482, chez Colart Mansion (s.v. reprendre, III.D.1). Cela semble suggérer que ce binôme était devenu une sorte de formule stéréotypée (la stéréotypie de certains binômes avait déjà été remarquée par [7] 1980, 15–16).

Dans le passage suivant, l'ajout de durable à forte s'explique aisément par le besoin de préciser sémantiquement l'adjectif fort, dont le sémantisme est vague :

(15)

V1...tout ainsy qu'il appartient à cité de forte deffense (chap. 1.4, A f. 6rob).

V2...tout ainsi qu'il appartient à cité de fort et durable deffense (chap. 1.4, P2 f. 8rob).

De surcroît, si le DMF (2020) n'offre pas d'attestions de ce binôme chez d'autres auteurs, il cite un passage de la Mutation de Fortune dans lequel ces deux adjectifs, intervertis, rentrent dans un trinôme : « durables, fortes et seüres » (s.v. durable, B).

Le DMF (2020), en revanche, ne fournit aucune attestation du binôme suivant, pour lequel c'est plutôt l'exigence de précision qui semble devoir être invoquée :

(16)

V1 Item le roy Alyxandre n'ot pas en despris les parolles de la royne sa femme... (chap. 2.29, A f. 78roa).

V2 Item le roy Alixandre n'ot pas en despris le conseil et paroles de la royne sa femme... (chap. 2.29, P2 f. 76rob).

Le sémantisme du nom parole, en effet, est vaste. L'ajout de le conseil permet d'en préciser le sens dans le texte : il s'agit de propos échangés, d'un avis donné dans le but d'apporter de l'aide morale, de résoudre une situation (cf. le DMF 2020 s.v. conseil, II.A à D.1).

Mais que les binômes, pour Christine de Pizan comme pour les autres auteurs de son époque, soient employés à des fins stylistiques, voire comme une simple habitude, est suggéré par des passages comme le suivant, où c'est un mot au sémantisme manifestement plus vague, bel, qui est ajouté à un adjectif plus précis, déjà présent dans le texte, simple :

(17)

V1 Là fu venu le dit Tarquin, filz du roy, avec le mari d'elle, qui, regardant [P1 Lo regardou A] sa tres grant honnesteté, son simple maintien et sa maniere coye, fu tant enamourez d'elle que il se mist à faire la folie qu'il fist puis (chap. 2.63, A f. 115rob).

V2 Là fu venu ledit Tarquin, filz du roy, avec le mari d'elle, qui regarda sa tres grant honnesteté, son simple et bel maintien et sa maniere coye ; fu tant enamourez d'elle que il se mist à faire la follie que il fist puis (chap. 2.64, P2 f. 109vob–110roa).

On remarquera que, en ajoutant un parasynonyme à bel, Christine de Pizan fait manquer le parallélisme avec les autres syntagmes nominaux, dans lesquels on trouve toujours un seul adjectif ; mais d'autre part cela renforce la variatio déjà présente dans la V1, car grant est précédé de l'adverbe tres, et les adjectifs épithètes respectivement de maintien et de maniere sont disposés en chiasme (les deux substantifs, au demeurant, produisent une allitération). Par ailleurs, le DMF (2020) ne fournit pas d'attestation du binôme simple et bel (biau, beau, bel(l)e) ou bel (beau, biau, bel(l)e) et simple.

Parmi les onze binômes synonymiques ajoutés dans la V2, les parasynonymes du passage suivant ont été pris en compte, bien qu'ils soient séparés par une apostrophe :

(18)

V1 Fuiez, fuiez, mes dames, telz acointances... (chap. 3.19, A f. 140voa).

V2 Fuiez, fuiez, mes dames, et eschevez tieulx accointances... (chap. 3.19, P2 f. 134rob).

Le choix de les retenir a été dicté par le fait que le binôme fuir et esquiver semble avoir été relativement répandu en moyen français, surtout à l'époque de Christine de Pizan, ce qui en fait une formule stéréotypée. Sous l'entrée esquiver, le DMF (2020) en atteste trois occurrences chez Oresme, quatre chez Froissart, une autre chez Pizan elle-même (dans les Trois vertus), plus une occurrence plus tardive chez Antoine de La Sale ; sous l'entrée fuir, il signale une occurrence dans un document rouennais de 1424.

Parfois, l'ajout d'un mot s'accompagne d'autres changements, sans que l'on puisse toujours dire si ce sont ces changements qui entraînent le binôme ou si c'est l'inverse, on encore si les deux modifications n'ont pas de véritable lien entre elles. Dans le passage suivant, l'imparfait est remplacé par le plus-que-parfait, qui semble être plus adapté à la consecutio temporum :

(19)

V1 Mais ains que elle partist, ordena à ceulx de la cité et à aucuns bons et feaulx en qui bien se fioit, que elle laissoit pour ce faire, que, quant elle leur feroit certain signe que leur devisa, que ilz feissent à ceulx de Rodes signe d'amour... (chap. 1.25, A f. 32vob).

V2 Mais ains qu'elle partist, ordena à ceulx de la cité et à aucuns bons et feaulx en qui bien se fioit, qu'elle y avoit commis et laissiez pour ce faire, que, quant elle feroit certain signe que leur devisa, que ilz feissent à ceulx de Rodes signe d'amour... (chap. 1.21, P2 f. 31vob).

En effet, Artémise (le référent de ce elle) avait dû laisser ses fidèles dans la ville dans un temps antérieur à celui de l'action, pour laquelle la narratrice utilise le passé simple (ordena). L'emploi du plus-que-parfait permet par ailleurs de distinguer le temps de l'action accomplie qui avait consisté à laisser ses fidèles dans la ville de l'aspect plus proprement sécant exprimé par l'imparfait se fioit.

Cette modification a-t-elle un rapport avec l'ajout d'un parasynonyme, le verbe commettre, au verbe laisser déjà présent dans la V1 ? Dans le contexte, commettre est plus précis que laisser, ce qui fait du résultat un binôme documentaire. Ces fidèles d'Artémise ont été laissés dans la ville avec le but de l'aider dans ce stratagème élaboré contre les ennemis. Pour la valence commettre qqn à/de/en/pour, le DMF (2020) propose précisément la glose « [d]ésigner qqn à (une fonction, une charge, une tâche), préposer qqn à qqc., conférer à qqn la responsabilité de qqc. » (s.v. commettre, III.B.1.a).

On observera en passant qu'un autre binôme de synonymes était déjà présent dans ce passage dès la V1, bons et feaulx, proche des binômes commentés en (15) et en (17). Pour ces termes d'un couple qui ont un sémantisme vague (comme fort, bel ou bon), [13] (2001, 446) parle de « base binômiale » : ils n'auraient qu'« une valeur de renforcement » de l'autre terme.

Dans le passage suivant, on passe d'un syntagme déterminé + déterminant dans la V1 (de grans escorces d'arbres) à un syntagme déterminant + déterminé dans la V2 (des arbres grans escorces) :

(20)

V1 Mais quant assez y ot songié, il prist de grans escorces d'arbres et en fist un petit [manqueP1 Lo] vaissel, sy comme une petite nacellete (chap. 1.23, A f. 31vob).

V2 Mais quant assez y ot songié, il prist et erracha des arbres grans escorces et en fist un vaissel, sicomme une petite nacellete (chap. 1.24, P2 f. 34rob).

Mais cette modification et l'ajout d'un parasynonyme au verbe prist (et erracha) ne semblent pas être liés. La création d'un binôme de synonymes semble dans tous les cas répondre à la volonté de préciser le propos : le verbe err-/arracher, plus expressif que le verbe prendre, exprime aussi mieux que celui-ci l'idée, contenue dans l'énoncé, de « [e]nlever de force une chose qui tient ou adhère à une autre » (DMF 2020 s.v. arracher, I.B).

Dans cet autre passage, on passe d'un accord au singulier dans la V1, avec chascun, dont tant femmes comme hommes est une apposition, à un accord au pluriel dans la V2, moins satisfaisant pour la grammaire moderne, mais tout à fait acceptable en français médiéval :

(21)

V1 autre chose n'est bien commun ou publique en une cité ou païs ou communité de peuple fors un prouffit et bien general ou quel chascun, tant femmes comme hommes, a part (chap. 2.53, A f. 103vob).

V2 autre chose n'est bien commun ou publique en une cité ou pays ou communité de pueple fors un prouffit et bien general ouquel chascun, tant femmes comme hommes, particippent ou ont part (chap. 2.54, P2 f. 99vob).

Comme dans les exemples précédents, les deux modifications, le passage du singulier au pluriel et l'ajout d'un synonyme, ne semblent pas être liées. La première modification pourrait être une simple variante, introduite plus ou moins volontairement dans un manuscrit personnel de Christine de Pizan copié après que les premiers manuscrits originaux de la V1 ont été produits.

L'ajout d'un synonyme, quant à lui, crée un binôme qui rentre dans la typologie décrite à propos du point (14) : une locution verbale plus courante est juxtaposée à un verbe emprunté au latin. Mais, comme dans de nombreux autres exemples déjà mentionnés, on voit que le procédé est désormais stéréotypé précisément parce que c'est le latinisme qui est ajouté à la locution vernaculaire. Le DMF (2020) fournit de nombreuses attestations de participer, mais, pour le «[s]ens actif » de « [p]rendre part activement à quelque chose » (II.A), il n'y a presque que des exemples avec des formes en -ant ; pour le « [s]ens passif » de « [a]voir part à qqc., tenir de la nature de qqc. », presque tous les exemples sont tirés de textes de Nicole Oresme. Ce verbe, à l'époque de Christine de Pizan, devait donc être d'un emploi relativement rare, et utilisé surtout dans des textes philosophiques; Pizan, par ailleurs, était une lectrice d'Oresme (cf. [19] 2000). Lors du remaniement de la Cité des dames, l'auteure, qui se plaisait à utiliser un lexique précieux qu'elle trouvait dans ses lectures, a sans doute voulu ajouter ce verbe à la locution avoir part qu'elle avait employée dans la V1, locution verbale plus courante dans des textes variés (cf. le DMF 2020 s.v. part1, B.c).

Les modifications introduites lors du remaniement ne sont pas toujours cohérentes. Alors que de nombreux exemples confirment que Christine de Pizan a consciemment éliminé des répétitions lors du remaniement de la Cité des dames, il arrive que, en ajoutant un parasynonyme pour former un binôme, elle glisse une répétition absente de la V1 :

(22)

V1 et afin que plus ajoustes foy à mes dis, te vueil orendroit mon nom aprendre, par le son du quel seulement pourras savoir que tu as en moy, se ensuivre veulz mes ordenances, aministreresse en ton oeuvre faire telle que errer ne pourras (chap. 1.4, A f. 6rob).

V2 et adfin que plus adjoustes foy à mes diz, te vueil orendroit mon nom aprendre, par le son duquel seullement pourras aprendre et sçavoir que tu as en moy, se ensuivre veulz mes ordenances, admenistraresse en ton oeuvre faire telle que errer ne pourras (chap. 1.4, P2 f. 8rob–8voa).

Bévue de Christine de Pizan, qui, voulant ajouter un binôme, n'a fait que répéter un mot qu'elle venait d'écrire ? Tout le monde a droit à un moment d'inattention... Quelque chose de semblable a déjà été observé au point (3), et des faits similaires se rencontrent ailleurs dans la Cité des dames. Au demeurant, le binôme savoir et (ou) apprendre est attesté au moins trois fois dans le DMF (2020), chez Nicole Oresme, chez Jean Froissart et dans le Jouvencel de Jean de Bueil, mais ce dernier est plus tardif (1461–1466).

Dans quelque cas, quand la V1 a des binômes, la V2 fait état de séquences de trois mots. On sait que les suites de trois termes ou plus étaient très fréquentes au Moyen Âge ; dans le corpus retenu pour la présente étude, toutefois, il y a un seul exemple de trinôme fruit de l'ajout d'un terme :

(23)

V1...et couroit sy legierement aprés que nul levrier ne peust mieulx. Et ainsy le continua tant que elle fut en aage parfait, ou quel se trouva de merveilleuse force et hardiece (chap. 1.23, A f. 33vob).

V2...et couroit si legierement aprés que nul levrier ne peust mieulx. Et ainsi le continua tant qu'elle fu en aage parfait, ouquel se trouva de merveilleuse force, legiereté et hardiesce (chap. 1.24, P2 f. 34voa).

On remarquera que le substantif ajouté, legiereté, reprend la racine de l'adverbe legierement, qu'on lit peu auparavant. Faut-il penser à une répétition introduite par inadvertance, comme celle qui a été vue dans l'exemple précédent ? Ou bien, étant donné qu'il s'agit de deux parties du discours différentes, faut-il voir ici un effet recherché, une sorte de figure étymologique ? Il est difficile de se prononcer.

Les binômes synonymiques, déjà présents dans les textes littéraires en ancien français, ont pris une ampleur croissante à partir du 14e siècle et font partie intégrante de la prose du 15e siècle ; les séquences à trois membres n'en sont qu'une variante plus soutenue ([25] 1958, 46). La présence de polynomes et sutout de binômes synonymiques est si imposante dans les textes en moyen français et au-delà que leur emploi devait probablement être senti presque comme une nécessité par les personnes qui écrivaient aux 14e–16e siècles. C'est seulement au 17e siècle que ce procédé a été perçu comme redondant et, dans l'esprit rationalisant du français classique, il a été condamné par les puristes.

Des binômes de synonymes sont présents dès la V1 de la Cité des dames, et ils le sont en grand nombre ; d'autres binômes sont ajoutés dans la V2. Le nombre non négligeable de ces ajouts et la rationalisation que l'on peut en proposer prouvent que, chez Christine de Pizan, le procédé était conscient, dans le but sans doute de l'amplificatio, l'un des procédés rhétoriques recherchés depuis l'Antiquité.

4 Conclusions

Force est de reconnaître que Christine de Pizan était une écrivaine attentive au caractère formel de ses œuvres. [16] (1983, 543) avait déjà observé que la plupart des changements apportés par l'auteure aux textes qu'il avait étudiés semblent motivés par des raisons stylistiques.

Dans la Vision de Christine, la narratrice-protagoniste, que l'on peut en partie identifier avec l'auteure, affirme:

Adonc me pris à forgier choses jolies, à mon commencement plus legieres, et tout ainsi comme l'ouvrier qui de plus en plus en son euvre se soubtille comme plus il la frequente, ainsi tousjours estudiant diverses matieres, mon sens de plus en plus s'imbuoit de choses estranges, amendant mon stille en plus grant soubtilleté et plus haulte matiere (Reno/Dulac 2001, 111, italique ajouté).

Quel est le sens qu'il faut donner au mot stille dans ces lignes ? Certes, l'insistance sur des mots à racine soubtil- (le verbe se soubtille et le substantif soubtilleté) peuvent faire penser au stilus subtilis, l'un des trois genera dicendi que la rhétorique médiévale avait hérités de la rhétorique classique. Si ce n'est que, bien que la terminologie soit variée, le stilus subtilis est normalement identifié avec le plus bas des trois styles. Mais il est évident que, dans les lignes citées, la narratrice affirme que son style s'est amélioré (elle utilise le verbe amender) ; les mots soubtill[ier] et soubtilleté sont employés avec leur sens médiéval respectivement de 's'améliorer, devenir plus élégant' et d''ingéniosité, habileté, finesse', à mettre en rapport avec l'adjectif subtil 'plein de finesse, ingénieux, avisé' (DMF 2020, C.1.a). Le mot stille, quant à lui, semble avoir un sens proche de celui que ce mot a en français moderne dans son acception courante.

Parmi les définitions que le DMF (2020) propose pour style, il y a en effet celle de « [m]anière de rédiger (en partic. un acte officiel), manière d'écrire, p. ext. manière de s'exprimer » (A.3, italiques ajoutés). Pour ce sens, il propose, entre autres, deux exemples tirés d'œuvres de Christine de Pizan : « Si remeray [...] suivant mon stile premerain » (Mutation de Fortune, éd. [31] 1959–1966, vol. 2, 175) et « nouvelle compilacion menee en stille prosal » (Faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V, éd. [31] 1936–1940, vol. 1, 5). Toutefois, dans le contexte, les syntagmes stile premerain et stile prosal signifient respectivement 'vers' et 'prose'. Mais dans des passages tirés d'autres auteurs, le mot semble bien à interpréter comme « [e]nsemble des moyens d'expression [...] qui traduisent de façon originale les pensées, les sentiments, toute la personnalité d'un auteur » (définition du TLFi, II.A.1.a). C'est le cas des exemples de Denis Foulechat (« la quelle chose un clerc noblement dictant en escripture et labourant en fait d'escripture, qui estoit de nostre temps, declara hautement par gracieus stile ») et surtout, bien que plus éloigné dans le temps, d'Olivier de la Marche (« et regrette que je ne puis avoir le stile et subtil parler de messire George Chastellain »), pour autant que l'on puisse en juger d'après des extraits relativement courts.

Quoi qu'il en soit, la variatio et l'amplificatio, à l'origine des deux procédés de révision analysés dans la présente étude, contribuent à l'élévation du style, y compris dans l'interprétation antique et médiévale de stilus comme expression appropriée à un genus, souvent confondue avec celui-ci. En ce sens, si l'on tient compte de l'exigence rhétorique traditionnelle de l'adéquation du style au sujet et aux personnages, traiter des femmes avec un style élevé, c'est leur conférer un statut éminent.

La langue et le contenu sont intimement liés dans la Cité des dames : l'élaboration formelle participe de la défense des femmes au même titre que les exempla féminins cités tout au long de l'ouvrage. Le combat féministe de Christine de Pizan se manifeste donc aussi par le biais de la langue et du style employés et attentivement réélaborés.

6 Annexe : Liste des manuscrits cités

A = Paris, Bibliothèque de l'Arsenal, 2686 (manuscrit original, V1).

B = Bruxelles, KBR, 9393 (manuscrit original, V2).

D = Paris, BnF, fr. 607 (manuscrit original, V2).

Lo = London, BL, Royal 19 A XIX (manuscrit tardif, V1).

P1 = Paris, BnF, fr. 24293 (manuscrit original, V1).

P2 = Paris, BnF, fr. 1179 (manuscrit original, V2).

P3 = Paris, BnF, fr. 1178 (manuscrit original, V2).

R = London, BL, Harley 4431, 2 vol., vol. 2, f. 376ro–398ro (manuscrit original, V2).

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Footnotes La datation traditionnellement retenue pour la composition de la Cité des dames est 1404–1405, mais elle se base sur des données fausses (cf.[17] 1912, 16–17). Les dates 1405–1407 avaient déjà été proposées par Rigaud (1911, 79–80), qui n'était toutefois pas consciente de l'existence de deux versions du texte. Des précisions sur les datations proposées ici sont données dans une contribution actuellement inédite, mais dont certaines pages sont consultables à l'adresse suivante : < https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03372273 > [dernière consultation : 30.10.2022]. On trouvera une liste complète des manuscrits de la Cité des dames , avec les sigles correspondants, dans [34] (2019), 431–436. Les cote des sigles des manuscrits cités dans la présente contribution sont explicités aussi en Annexe. À ce titre, Lo est transcrit en regard de l'édition de The boke of the cyte of ladyes de Brian Anslay ([15] 2014). Quant à la V2 , on trouve la seule édition du texte en moyen français publiée à ce jour dans [9] (1997), d'après R. Cf. notamment [34] (2019), 394–430, où l'on trouvera aussi des renvois à la bibliographie précédente : mais les études philologiques sur la Cité des dames sont très rares. Cf.[18] (1974), lx–lxv. Pour des remarques similaires, mais qui portent essentiellement sur le lexique et en partie sur la morphologie, cf.[5] (2000 et 2002). À cause des déplacements de chapitres auxquels il a été fait allusion, l'emplacement de certains chapitres n'est pas le même dans les deux versions. Par ailleurs, on comprendra : 1.1 = premier chapitre de la première partie, etc. La V2 de la Cité des dames comporte 136 chapitres : 48 dans la première partie, 69 dans la deuxième et 19 dans la troisième (la V1 a un chapitre en moins dans la deuxième partie et comporte donc 135 chapitres : c'est le chapitre V1 2.53 > V2 2.53–2.54 de notre corpus). Les 20 chapitres choisis correspondent à 14,7% du total du texte. La définition de ce corpus représente l'aboutissement d'un travail philologique beaucoup plus vaste. Un travail préliminaire de va-et-vient entre des collations ponctuelles d'un grand nombre de passages dans tous les manuscrits et des collations plus étendues dans un nombre restreint de témoins tour-à-tour différents a été nécessaire, jusqu'à définir d'une part les passages les plus utiles à la démonstration et d'autre part les témoins les plus aptes à être choisis comme bases de transcription. La version primitive dont fait état P2 était nommée urV2 dans [34] (2019). Mais, aux fins de l'étude ici visée, il n'est pas nécessaire de considérer la rédaction de P2 comme une rédaction à part, car ses différences avec les autres témoins de la V2 sont minimes (bien que parfois significatives), et il sera donc considéré simplement comme le premier témoin de la version remaniée. Une possible explication de la manière de travailler de Christine de Pizan est proposée dans [24] (2021) ; mais cf. déjà [16] (1983). Cf.[14] (2014) sur les arts poétiques des 12 e –13 e siècles. Un travail de synthèse sur les 14 e –15 e siècles, à notre connaissance, reste à faire. Beste(s) est dans la source, dans les deux occurrences ; l'adjectif sauvage en est l'épithète les deux fois ([3] 1993–1995, vol. 1, 123) : «...il nourry sa petite fille de lait de beste sauvage [...] et prist des lors à aprendre à getter les dars contre les bestes sauvages ». Seules sont commentées dans ces lignes les modifications que l'on peut expliquer par la recherche de la variatio. Une inattention de copiste qui aurait rejoint la V1 par un simple hasard serait d'autant plus facile à expliquer que le syntagme beste(s) sauvage(s) était courant en moyen français, contrairement à biche(s) sauvage(s) : le premier pourrait donc être le fruit d'une banalisation. À titre d'exemple, le DMF (2020) présente douze occurrences du syntagme beste(s) sauvage(s) , et une sous-entrée entière lui est consacrée comme désignation typique de 'animal sauvage' (s.v.bête , I.B.3.b), alors qu'il n'y a pas d'occurrence de biche(s) sauvage(s). Quant au déplacement de des chevaliers , il est vrai que sa place dans la V1 est assez étonnante, et cela malgré la souplesse du moyen français (c'est le complément déterminatif de les batailles). Mais A , P1 et Lo s'accordent sur cet ordre des mots. À cet endroit du texte, l'ordre des chapitres n'est pas le même dans les différents témoins de la V1 : cf. Valentini (2019, 408–411). On remarquera que, dans ce passage, la V2 ajoute une répétition en écrivant deux fois sicomme (« si comme tu scez, sicomme »). Dans cette version, les occurrences de sicomme (écrit parfois en deux mots dans certains manuscrits, si / sy comme) sont très légèrement plus nombreuses que dans la V1 , mais il ne semble pas que l'on puisse en tirer des conclusions. Cf. aussi, dans le point (1), ainsy comme > adonc sicomme. Par ailleurs, on ne peut pas tout à fait exclure que de mere soit une faute de répétition commise dans le modèle commun que A et P1 semblent partager par endroits. Ce modèle est commun en partie aussi au manuscrit original perdu d'après lequel le manuscrit tardif Lo a dû être copié ; mais ce manuscrit perdu semble avoir changé de modèle précisément dans la troisième partie, où l'on trouve le passage qui est ici commenté (cf. une proposition de stemma codicum dans [24] 2021, 489). Dans notre corpus, en aucun cas on n'assiste au procédé inverse. Ailleurs dans la Cité des dames , sporadiquement on peut observer le passage d'un binôme à un mot simple. Souvent, toutefois, pour ces suppressions on peut proposer des explications liées à d'autres procédés en jeu lors du remaniement, comme par exemple la volonté d'éliminer des répétitions. Devant la diversité graphique entre les témoins, la graphie est modernisée quand les formes verbales sont citées à l'infinitif. Cela est vrai jusqu'à au moins la deuxième moitié du 16 e siècle : en plus de l'étude de [7] (1980), qui retrace l'histoire des binômes jusqu'à l'âge classique, on verra [21] (1973, 65–92). On assiste à un changement de paradigme avec Montaigne, lequel utilise les binômes de manière raisonnée, souvent pour renforcer ou préciser sa pensée : cf. l'étude de [29] (1971), ainsi que l'analyse subtile de [2] (2009), laquelle propose que, dans certains cas, les binômes de Montaigne puissent exprimer deux représentations opposées du référent visé. A témoigne d'une forme aberrante (regardou), sans doute le fruit d'une faute de copie. Tous les témoins de la V2 ont un passé simple à la place de la forme en - ant ; la syntaxe qui en résulte est un peu déroutante en moyen français, avec une proposition juxtaposée commençant par un verbe conjugué (fu). Il n'est pas impossible que cela soit dû à une inattention de Christine de Pizan elle-même lors de la copie de l'archétype de la V2. Il y a une seule occurrence dans laquelle bel et simple reviennent dans une sorte de trinôme, mais les deux adjectifs sont séparés par un nom : « Mais quant je voy/Le tres bel arroy/Simple et coy » (Guillaume de Machaut, Remède de Fortune , ca. 1341, s.v.simple , C.1.c). Le pronom clitique leur de la V1 a peut-être été omis dans la V2 pour éviter la répétition du même morphème utilisé tout de suite après (leur devisa). Toutefois, la répétition feroit [...] signe / feissent [...] signe n'a pas été éliminée. Par ailleurs, Christine de Pizan était-elle consciente du lien étymologique existant entre feaulx et fioit ? Ailleurs dans son texte elle peut rechercher des figures étymologiques, ce qui parfois va à l'encontre de l'élimination des répétitions. On remarquera que la V1 fait état d'un autre trait linguistique plus moderne, l'emploi d'un déterminant partitif (de devant grans escorces). La recherche d'une syntaxe archaïsante a été observée aussi dans le remaniement auquel Christine de Pizan a soumis le Livre des faits d'armes et de chevalerie (cf.[12] 2021b). Néanmoins, la remontée d'un complément déterminatif thématique pourrait au contraire être considérée comme un fait normal au 15 e siècle. Une étude informationnelle des remaniements de la Cité des dames , pour l'instant inédite (cf. supra, note 1), a donné des résultats intéressants. Le DMF (2020) consacre deux entrées séparées à arracher et à esracher , mais il s'agit en réalité de deux variantes graphiques du même verbe, comme le prouve le fait que les deux formes sont reconduites à l'étymon eradicare. Par ailleurs, l'adjectif petit aurait-il été éliminé après la production de A pour éviter une répétition ? Autrement dit, sommes-nous en présence d'une variante d'auteure ? Il pourrait aussi s'agir d'une erreur d'anticipation commise dans ce manuscrit. [23] (1980, 170, §288.5 o); [8] (2019, 244, §150). Ce n'est pas un hasard si, dans son étude, [13] (2001) préfère parler de « polynomie synonymique ». Pour tout ceci, on se reportera à l'excellent article de [7] (1980), plusieurs fois cité dans les pages qui précèdent ; plus particulièrement sur la réaction contre la synonymie au 17 e siècle, on verra les p. 41–51. « The majority [ of the alterations ] [...] were made for stylistic reasons ». Dans cet article, James Laidlaw s'intéresse surtout à des œuvres en vers, mais il répète une affirmation similaire à propos des révisions apportées à la Vision de Christine , la seule œuvre en prose de son corpus, avec les parties en prose de l' Épître d'Othéawords have been deleted or added for stylistic reasons »,549). Il ne propose pas d'exemple pour cette affirmation. Aux textes étudiés par Laidlaw, il faut ajouter au moins le Livre des faits d'armes et de chevalerie , dont la révision a également été dictée, en partie, par des raisons stylistiques ([11] 2021 a, en part. 89–92). Le stilus subtilis serait à identifier avec le genus humile ; le style le plus élevé est le genus sublime (ou grande ou grandiloquum) ; entre le deux il y a le genus medium ou mixtum. Cf.[1] (2015). Pour le verbe (se) subtilier , le DMF (2020), bizarrement, ne donne que les sens « réfléchir, imaginer subtilement » et, avec un complément, comme dans notre passage, « [s]'employer, s'appliquer subtilement à qqc. » ; pour subtilité , toutes les interprétations peuvent être reconduites au sens de « [i]ngéniosité, intelligence », surtout en mauvaise part, mais le sens de 'finesse, habileté', semble certain. Pour les interprétations de ces mots dans les traductions modernes, interprétations qui ne sont pas toujours très utiles, on verra la note suivante. C'est de cette manière que semblent avoir interprété les traductrices de ce texte, Anne Paupert en français moderne et Renate Blumenfeld-Kosinski en anglais. Cf. respectivement : « Alors, je me mis à forger de jolies choses, plus légères au commencement, et tout comme l'ouvrier qui devient de plus en plus subtil dans ses œuvres à force de les pratiquer, en continuant toujours à étudier diverses matières, mon intelligence s'imprégnait de plus en plus de choses nouvelles, et mon style s'améliorait, gagnant en subtilité et touchant de plus hautes matières » (dans [26] 2006, 508) ; « Thus I began to forge pretty things, at the beginning of a lighter nature, and just like a craftsman who becomes more and more skillful the more he works, by studying different subject matters my mind filled more and more with new things, improving my style by more subtleness and noble subject matter » (dans [4] 1997, 194). On remarquera, dans ce dernier exemple, l'emploi simultané du nom stile et de l'adjectif subtil. Il n'est pas possible d'approfondir, dans le cadre de la présente contribution, ces notions, présentées ici de manière simplificatrice. Par ailleurs, sauf erreur, la théorie des styles n'est exposée dans aucun des trois ouvrages en français qui traitent, exclusivement ou en partie, de rhétorique et que Christine de Pizan connaissait : le Trésor de Brunetto Latini, l' Art de dicter d'Eustache Deschamps et l' Archiloge Sophie de Jacques Legrand. Mais elle lisait aussi le latin : un travail sur ses sources théoriques latines mérite assurément d'être mené dans des recherches à venir. Nous remercions Frédéric Duval pour avoir attiré notre attention sur ce point, ainsi que pour d'autres remarques très utiles apportées sur une première rédaction de cette contribution.

By Andrea Valentini

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Titel:
De la V1 à la V2 de la Cité des dames de Christine de Pizan : étude de quelques révisions linguistiques.
Autor/in / Beteiligte Person: Valentini, Andrea
Link:
Zeitschrift: Zeitschrift für Romanische Philologie, Jg. 138 (2022-12-01), Heft 4, S. 1214-1238
Veröffentlichung: 2022
Medientyp: academicJournal
ISSN: 0049-8661 (print)
DOI: 10.1515/zrp-2022-0062
Schlagwort:
  • binômes de synonymes
  • Book of the City of Ladies
  • Christine de Pizan
  • féminisme linguistique
  • linguistic feminism
  • linguistic revisions
  • Livre de la cité des dames
  • révisions linguistiques
  • révisions stylistiques
  • stylistic revisions
  • synonym binomials Language of Keywords: French
Sonstiges:
  • Nachgewiesen in: DACH Information
  • Sprachen: French
  • Language: French
  • Document Type: Article
  • Author Affiliations: 1 = Université Sorbonne Nouvelle, Département de Littérature et Linguistique françaises et latines, 8, avenue de Saint-Mandé, F-75012 Paris, France
  • Full Text Word Count: 10996

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